Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.
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Les anthropologues ont une grande vertu : ils interrogent les peuples lointains ou premiers et les sociétés traditionnelles des autres mondes. Nous regardant de loin, ils nous aident à mieux nous comprendre. Peut-être même à nous remettre en cause. En étudiant la façon dont les hommes organisent le monde, par leurs langues, leurs croyances, leurs normes, leurs rapports de production, leurs interactions sociales, ils nous proposent de nous décentrer, nous aidant ainsi à relativiser notre propre façon de faire monde ou société.
Mais que peut attendre un entrepreneur européen ou un manager français d‘une étude sur les Baka du Congo, les Even de Sibérie, les Cree du Canada ou les Indiens Achuar d’Amazonie ? Une petite escapade pittoresque s’il en a besoin pour échapper un peu au stress mais surtout un grand bouleversement conceptuel. A travers eux il se donne une chance de mieux comprendre quels liens l’attachent à ses pairs, ses salariés, ses partenaires, à ses marchés. Qui autour de lui voit-il comme familier, étranger, hostile ou ennemi ? Quels pactes passer avec les forces qui gravitent autour de son projet ? Pense-t-il en réseau dense ou en réseau étalé ? Toute société qui vit en interaction permanente avec un nombre infini de puissances est un réseau dense. Comme le montre Claude Stépanoff, anthropologue à l’EHESS dans sa brillante étude Attachements sous-titrée Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, les sociétés traditionnelles vivent en réseau dense. Avec une intelligence sociale et écologique bien plus développée que la nôtre. Dans un réseau dense les hommes sont en interaction réversible avec tout ce qui est vivant, bien au-delà de l’humain. Les plantes, les animaux, les arbres, les esprits, les dieux, les ancêtres, les démons et même les morts, chaque être est une puissance propre avec laquelle il faut composer. C’est le régime de l’empathie généralisée, un concept plus large que ce vague sentiment de bienveillance qui vous pousse à compatir avec votre voisin de bureau ou de palier. Dans les sociétés qui vivent en réseau dense il y a ainsi du social au-delà de l’humain. A lieu d’être hiérarchiques, verticaux et asymétriques les rapports sociaux sont horizontaux, réversibles et réciproques et leur amplitude intègre l’ensemble de la nature et du cosmos Quand un chasseur sibérien tue un ours, il s’excuse, danse ou chante pour lui et ce rituel vaut aussi pour les arbres ou les champignons cueillis. Faire autrement serait s’exposer aux représailles des esprits animaux ou végétaux qui se vengeraient de l’outrage en envoyant aux hommes maladies ou famines.
L’anthropologue parle de polyglossie ontologique, ce qui veut dire que tous parlent à tous, quelles que soient les différences entre les régimes d’être. Les hommes sont débiteurs de tout ce qui les environne, des débiteurs cosmiques en quelque sorte. En Océanie,, en Sibérie ou en Amazonie, on voit des femmes allaiter des singes, des oursons, des faons, des chiots. Pensons un instant à nous : comparativement nous sommes des prédateurs sans considération qui vivons en réseau étalé, soit en relation pauvre et utilitaire avec un nombre limité d’espèces que nous exploitons.
26 millions de porcs, 7 millions de moutons 40 millions de lapins, 1 milliard de volailles sont abattus chaque année en France : ces chiffres non pour faire de vous des vegans ou des animalistes mais pour rappeler les conséquences de la domestication. Une société devient moderne dès lors qu’elle sort du mode de vie en réseau, en réduisant non seulement le nombre d’espèces vivantes en interaction mais surtout en instrumentalisant la nature de ses interactions. La modernité c’est le régime de l’altérité pauvre, pauvre et désenchantée. Tout ce qui était puissance dans les sociétés à réseau dense y devient chose, réserve, ressource. Les royaumes de l’invisible, ceux des puissances naturelles et cosmiques, s’effacent au profit d’un autre régime de l’invisible, plus abstrait, plus rationnel, celui « de la loi, des institutions, de l’entreprise de la nation, de l’Etat » rappelle Stépanoff. Les attachements multiples entre toutes les échelles du vivant se réduisent aux seuls liens inter-humains. Les relations avec l’invisible sont canalisées par les temples et les églises er rapportées à un panthéon réduit au struct minimum ou à trois personnes au maximum. Les rapports de production deviennent univoques, les hommes ne parlent plus qu’à leurs semblables, dans une langue de plus en plus codifiée. Le prédateur empathique et polyglotte qui caractérise l’homme chez les peuples premiers et les sociétés traditionnelles est devenu un producteur monoglotte dont l’intelligence écologique a considérablement diminué.
Les anthropologues anglo-saxons ont forgé l’acronyme WEIRD pour désigner notre grille occidentale moderne de lecture du monde : Western, Educated, Industrialized, Rich ,Democartic, Weird veut dire étrange. Qu’est-ce qui est le plus étrange ? Que, nous pensant modernes, nous regardions les autres cultures comme étranges et archaïques ou que nous ne nous posions plus la question de notre propre étrangeté ? Quand nous regardons le jaguar n’oublions pas, comme les Indiens d’ Amazonie le font, de penser symétriquement à la façon dont le jaguar nous envisage.
Références
- Glaude Stépanoff / Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain
- Anna Tsing / Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme
- Nastassja Martin / A l’est des rêves. Réponses even aux crises sytémiques
- Donna Haraway / Quand les espaces se rencontrent
- James Scott / L’oeil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire
- Philippe Descola / Les formes du visible. Une anthropologie de la figuration
- Frans de Waal / L’âge de l’empathie
- Viveiros de Castro / Le regard du jaguar