Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.
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Du stoïcisme on a tout entendu. Il est une des ressources antiques les plus exploitées et les plus galvaudées par le management, le coaching et le développement personnel. Maîtrisez les principes du stoïcisme et vous deviendrez un leader hors pair, un entrepreneur charismatique, une personne admirable, un exemple pour vos employés et même le monde entier et, en prime, vous aurez une vie inspirante et heureuse !
Dans des vidéos à la pelle, toutes plus pontifiantes les unes que les autres, on vous montre des torses de gladiateurs et des vieilles statues barbues pour bien vous faire comprendre la force et la profondeur de la sagesse antique. On vous explique que la maîtrise de soi, la force d’âme, la tempérance, la persévérance, la sérénité dans l’adversité, la droiture, la simplicité, la concentration sur l’essentiel, l’indifférence sélective qui fait bien la différence entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, la gratitude et la bienveillance feront de vous des modèles d’excellence. Quoi d’autre Docteur ?
Rien de tout cela n’est faux mais tout cela se mélange à la bonne soupe conceptuelle contemporaine qui cherche à nous rendre chaque jour à la fois plus heureux et plus productif, plus heureux parce que plus productif dans la grande machinerie néolibérale.
Il y a pourtant dans le stoïcisme au moins trois idées particulièrement précieuses pour surmonter quelques maux de notre époque, à commencer par la saturation cognitive, la déconcentration intellectuelle et l’indisponibilité humaine. Les trois idées ? La citadelle intérieure, l’art de la temporalisation et la katalepsis.
La citadelle intérieure n’est pas une forteresse spirituelle où se retrancher pour fuir l’adversité du monde. Encore moins un lieu secret d’où l’on préparerait la reconquête du monde, sa réparation ou sa rédemption, dans une vision messianique ou apocalyptique de l’Histoire. Elle est ce royaume invisible où chaque individu règne en souverain parce qu’il cherche à être pleinement présent à lui-même, à ce qu’il fait, aux autres, au monde.
La citadelle intérieure c’est l’exigence qu’il faut mettre à se construire soi-même pour ne pas être indigne de l’humanité que nous avons tous en partage. Non pas donc Be yourself comme le prône partout l’individualisme consumériste mais plutôt Try more than yourself ou Be beyond yourself. Ou a minima Don’t be under yourself. Hegemonikon dit le mot grec. On entend aujourd’hui par hégémonie l’exercice d’une supériorité sur les autres, une supériorité qui vise à la suprématie. C’est un rapport de pouvoir qui vise à la domination. Alors que le sens stoïcien du terme, hegemonikon en grec, le débranche de toute volonté de puissance : il désigne un rapport de soi à soi qui passe par la médiation du rapport au temps. Car prendre possession de soi, s’instaurer comme sujet, être présent à soi, suppose d’avoir pacifié son rapport au temps.
« Tout nous est étranger, seul le temps nous appartient. Ce bien fugace est le seul bien dont la nature nous met en possession » écrit Sénèque à Lucilius. Le temps est donc ainsi le bien de tous les biens, celui dont l’intelligence nous donne accès aux autres biens. Et la construction du sujet passe par ce qu’il fait du temps.
C’est la deuxième idée précieuse du stoïcisme : l’art de la temporalisation. A chacun son usage du temps, sa façon de se l’approprier. Où en êtes-vous avec le temps : pensez-vous le subir, le choisir, le maîtriser, le programmer, le fuir ? Est-il pour vous un ami, un ennemi, un passant indifférent ? Le temps, « ce joueur avide qui gagne sans tricher, à tous les coups » disait Baudelaire. Quand vous l’oubliez, il vous rattrape ; quand vous le programmez, il joue à vous déborder ; quand vous croyez le posséder, il vous échappe.
Temporaliser, tout est là : entretenir une juste relation avec le temps, une relation pacifique car pacifiée. Soit bien distinguer l’instant du maintenant : l’instant est la marque du temps spatial, le temps qui s’étend où chaque instant mange l’autre dans une éternelle dévoration. Sur ce temps-là nous n’avons aucune prise, nous ne pouvons rien lui opposer. D’où notre impuissance qui n’engendre souvent que mélancolie morbide et ressentiment vengeur. Apprenons donc comme le sage de Sénèque à vivre sans espoir ni crainte, avec comme seule charge mentale le présent.
« Rappelle-toi que ce ne sont ni le futur ni le passé qui te sont à charge mais uniquement le présent » notait Marc-Aurèle dans ses Pensées. Position bien difficile à tenir aujourd’hui, depuis que nous savons que nous sommes comptables du futur et qu’une partie de l’humanité passe son temps à demander à l’autre de justifier son passé, forcément criminel ou suspect, devant le grand tribunal de l’Histoire. Le maintenant est, au contraire, cette fissure, cette brèche dans le mur du temps qui fait surgir le sujet, qui affirme sa puissance, marque son autorité, son pouvoir initiatique, non pas au sens d’une société secrète mais au sens de l’initiative, du pouvoir de commencer. Ce temps-là nous appartient, il est même notre privilège, pour ne pas dire notre monopole. Penser, décider, agir, créer, aimer, voilà par où passe notre pouvoir de commencer, celui qui nous distingue des dieux et des animaux. Voilà nos cinq façons de commencer, de signifier notre liberté, d’ouvrir le temps et donc de le donner. Oui nous avons le pouvoir de convertir l’instant en maintenant, de dilater le temps, c’est-à-dire de l’agrandir, de le façonner à notre image, de l’épaissir, de l’intensifier au lieu de le différer en entretenant l’illusion d’y échapper. Les auteurs latins parlaient de dilatatio dans le premier cas et de dilatio dans le deuxième cas, soit l’extension du temps ou sa dilation. D’un côté on temporalise, de l’autre on temporise. Devinez quelle est la stratégie gagnante !
La troisième idée précieuse du stoïcisme repose sur une image qui figure le pouvoir de la connaissance : c’est l’image de la main qui se replie peu à peu sur un objet jusqu’à l’enserrer dans son poing. Le mot grec pour ce processus est katalepsis. Commentaire de Pierre Caye, philosophe directeur de recherche au CNRS : « la main ferme symbolise la poigne de l’esprit qui fixe la représentation et son objet comme on immobilise un animal sauvage pour le domestiquer ». Et quand la seconde main vient à son tour envelopper le poing fermé de la première, c’est l’image de la science. On voit par là à quel point nous avons perdu le sens premier de la catalepsie. Le phénomène ne désigne plus que ce dérèglement nerveux du corps qui apparaît quand nos muscles se contractent au point de se figer et de pétrifier en partie ou tout entier notre corps.
Seul le temps nous appartient. A vous de jouer…
Références
- Seul le temps nous appartient / Pierre Caye
- Droiture et mélancolie. Sur les écrits de Marc-Aurèle / Pierre Vesperini
- La Citadelle intérieure / Pierre Hadot
- Lettres à Lucilius / Sénèque
- Le souci de soi et Le courage de la vérité / Michel Foucault
- Vivre en stoïcien / Maël Goarzin
- Petit traité des grandes vertus / André Comte-Sponville
- Petit manuel philosophique à l’usage des grands émotifs / Ilaria Gaspari
- Temps et destin / Marcel Conche
- L’absolue simplicité / Lucien Jerphagnon