« Les recruteurs se trouvent dans la situation inconfortable de devoir concilier l’obligation de ne pas discriminer avec celle de promouvoir la diversité »
Si la loi Rixain (2021) fixe des quotas de femmes à la direction des entreprises, le code du travail interdit de discriminer en fonction du sexe. Mais cette injonction paradoxale n’est pas contradictoire, démontre, dans une tribune au « Monde », le recruteur Bruno Fadda.
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Une douzaine de dirigeants de grandes entreprises se sont récemment engagés à promouvoir des femmes aux postes de pouvoir[1]. A juste titre, ils ont souligné la nécessité d’améliorer la mixité et la diversité de genre à tous les échelons des organisations, et donc aussi à leur tête, tout en pointant le chemin qu’il reste à parcourir.
La prise de conscience est collective. Elle a notamment permis en 2021 le vote de la loi visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle, dite « loi Rixain », qui impose des quotas de femmes dans les instances de gouvernance des grandes entreprises à horizon 2030.
Cette législation part du constat que les femmes sont sous-représentées dans les postes de direction et de gouvernance. En instaurant des quotas, elle vise à corriger ce déséquilibre et à promouvoir une diversité de genre au sein des conseils d’administration. Les entreprises de plus de 1000 salariés devront compter au moins 30% de femmes cadres dirigeantes et membres d’instances dirigeantes à partir du 1er mars 2026 puis 40% au 1er mars 2029. A défaut, elles risqueront une pénalité financière pouvant aller jusqu’à 1% de leur masse salariale, à compter du 1er mars 2031.
Ce mouvement sociétal s’observe notamment dans les processus de recrutement, lors desquels des dirigeants demandent expressément à leurs partenaires (cabinets de recrutement ou de chasse) d’identifier des profils uniquement féminins.
Mais les acteurs du recrutement se heurtent alors à un obstacle, et de taille… la loi. L’article L.1132-1 du Code du Travail interdit toute discrimination à l’embauche, y compris les discriminations dites « positives ». Concrètement, le sexe, le genre ne peuvent être retenus pour écarter un homme d’une procédure de recrutement. Le risque est pénal. Les acteurs du recrutement qui accompagnent les entreprises ont le devoir de le rappeler, si besoin, à leur client, en adoptant résolument – et malgré les pressions parfois insistantes – une position de conseil conforme à la législation en vigueur.
Ne sommes-nous pas, dans ce cas, face à une injonction paradoxale ? Comment favoriser une plus grande mixité, une meilleure égalité femmes-hommes, sans tenir compte du sexe ? Et sur tous les sujets de diversité, comment bâtir des entreprises plus inclusives, en passant sous silence les critères qui fondent cette diversité ? Les entreprises ne se retrouvent-elles pas dans une situation inconfortable où elles doivent concilier l’obligation de ne pas discriminer avec celle de promouvoir activement la diversité ?
En réalité, les deux lois peuvent et doivent parfaitement cohabiter, ainsi que leurs objectifs respectifs : l’égalité des chances d’un côté, la mixité et la diversité de l’autre. A condition de distinguer deux démarches et deux temporalités.
La procédure de recrutement a un seul et unique objectif : veiller à ce que les pratiques de recrutement restent justes et équitables, pour garantir que soit retenu celui ou celle qui, indépendamment de son genre, sera le ou la mieux à même d’assumer les responsabilités qui lui seront confiées. Conformément au principe d’égalité des chances, seul le profil professionnel (les compétences, l’expérience, le potentiel…) compte. En l’état actuel de la législation, le recrutement n’a pas vocation à corriger des inégalités encore profondément ancrées dans nos sociétés.
Pour répondre à ces déséquilibres culturels, il existe bien d’autres leviers. A commencer par l’éducation et la formation initiale, en luttant contre la transmission de stéréotypes parfois précoces. Et bien sûr, au quotidien au sein de l’entreprise, par une stratégie visant le développement d’un vivier de talents féminins grâce à des initiatives vertueuses diverses telles que le mentorat, la formation continue et la promotion active par la mobilité interne.
Vouloir changer la vocation du recrutement serait non seulement illégal (ce qui semble une raison suffisante de ne pas s’y risquer), mais également potentiellement contreproductif. Pour le candidat retenu, choisi pour des raisons indépendantes de son talent, de son savoir-faire et de son savoir-être. Pour l’entreprise aussi, qui perdrait en compétences.
Parfois, il peut arriver que l’entreprise doive faire son choix entre deux personnes « à compétences égales ». Dans ce cas, elle a la possibilité d’arbitrer en fonction d’autres critères, en responsabilité. C’est la posture volontariste qu’a adoptée Christine Lagarde à la tête de la Banque Centrale Européenne, avec un argument imparable : « sinon, dans 160 ans, on [en] sera encore au même point ».
Le paradoxe n’est donc qu’apparent, les deux textes sont bien complémentaires : la loi anti-discrimination protège contre les biais immédiats, tandis que la « loi Rixain » contribue à corriger des déséquilibres historiques. Les entreprises peuvent et doivent respecter l’équilibre créé par ces deux lois et surtout intégrer leur esprit en adoptant une approche globale de la diversité et de l’inclusion.
Les acteurs du conseil et des services RH ont une responsabilité majeure dans cette démarche d’ensemble. Il leur incombe de développer des pratiques de recrutement et de gestion des talents qui non seulement respectent les lois, mais aussi renforcent l’engagement collectif pour l’égalité des chances, l’inclusion et la diversité. C’est ainsi que nous pourrons véritablement transformer nos organisations et, à terme, la société elle-même.
Une tribune publiée dans Le Monde – édition du 29 octobre 2024 (article réservé aux abonnés)