Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.
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On connaît la plaisanterie terrible du réalisateur américain Billy Wilder, auteur des comédies les plus drôles des années 60 que le nazisme poussa à émigrer aux Etats-Unis : « Les pessimistes finissent à Beverly Hills, les optimistes à Auschwitz ».
Catastrophe climatique, sixième extinction massive des espèces, obsolescence de l’homme remplacé par les machines intelligentes, retour de la guerre comme seul horizon politique, montée en puissance des nationalismes et des totalitarismes, extension universelle du domaine de la corruption, explosion de la consommation planétaire de drogues en tous genres : nous sommes sortis de l’ère des risques pour entrer dans celle des menaces existentielles. Il est trop tard pour continuer à se faire des illusions et criminel d’entretenir encore de faux espoirs. Désormais, il s’agit moins de choisir entre l’optimisme et le pessimisme que de trouver la juste et utile façon de désespérer, le désespoir le plus efficace, le plus rationnel, le plus créatif.
« La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. La plupart des gens ne sont pas en mesure de faire naître d’eux-mêmes cette peur qu’il est nécessaire d’avoir aujourd’hui. Nous devons par conséquent les aider » notait le philosophe allemand Günther Anders dans les années 80 dans un entretien intitulé Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? paru dans le livre collectif La destruction de l’avenir. Ce qui peut se traduire par ce commandement : Inquiète ton voisin comme toi-même ! A l’époque de Anders, la catastrophe nucléaire était encore la seule figure de la catastrophe. On connaît aujourd’hui toutes ses métamorphoses et ses innombrables avatars. Inquiéter son voisin et s’inquiéter soi-même relève donc tout simplement du bon sens.
Il y a deux formes d’inquiétude, l’une motrice, l’autre paralysante, l’une de vie, l’autre de mort. La première voit le pire dans le réel, la seconde voit le réel du pire. L’une génère la forme active du désespoir, l’autre est son poison nihiliste. La première annonce la catastrophe pour faire de son analyse une arme de dissuasion massive, la seconde prophétise la ruine et le malheur.
Alors que la contrefaçon matérielle ne dupe que sa victime sans porter atteinte à sa dignité, tout au plus la fait-elle passer pour un gogo, la contrefaçon numérique est pensée pour lui nuire gravement, voire définitivement. D’un côté, il y a un consommateur à arnaquer, de l’autre, il y a une cible à abattre. Il suffit de choisir sa cible : Obama, Taylor Swift, Margot Robbie, Macron, Zelensky, votre voisin, votre rival, votre tête de turc ou l’amant supposé de votre femme et de lui prêter des propos d’esclavagiste, d’ennemi du peuple, de nazi ou de prédateur sexuel. L’objectif n’est pas de duper ou d’abuser mais d’humilier, de harceler, de compromettre, de calomnier. Think big, Kick ass, Lie for true dirait Donald Trump. Quand on fait dans le deepfake il ne faut pas le faire à moitié, car c’est l’exagération délirante, le dépassement de la norme comme de l’écart, la contradiction hors des limites de la raison, qui font tourner la machine. C’est la raison pour laquelle les traductions usuelles de deepfake par hypertrucage ou videotox sont si faibles : elles laissent croire à un petit simulacre ludique bien fait mais relativement innocent ou à une image un peu limite et manipulatoire, plus indigeste que dangereuse. On minimise ainsi la puissance de destruction massive qu’est le deepfake : ravageur pour la démocratie qui meurt sans la confiance du peuple dans sa classe politique, ravageur pour la paix civile qui suppose le partage d’une décence commune entre les citoyens quelles que soient leur condition sociale et leur culture, ravageur enfin pour la paix entre les nations car vecteur de haine et de provocation.
« Le désespoir est un attentat de l’homme contre lui-même, un suicide moral » notait Sartre dans La mort dans l’âme, dernier volet de la trilogie des Chemins de la liberté qui raconte le défaitisme de France de 1940. Trilogie d’ailleurs très éclairante sur le déclinisme ambiant de notre époque et les mythes politiques réactionnaires de renaissance et de reconquête qui lui sont attachés et un bréviaire fort utile pour aider les entrepreneurs et les managers d’aujourd’hui à garder un cap dans le brouillard qui s’épaissit chaque jour davantage.
Le désespoir actif – que l’on peut dire aussi éclairé – est celui qui ne se soumet pas, qui refuse la résignation et résiste à la fatalité. Il est le stade ultime de la lucidité, une lucidité qui aurait traversé le désespoir au lieu de se contenter de mesurer les situations et les perspectives du haut de sa clairvoyance, sans prendre le risque du désespoir, sans plonger dans la nuit. Il sait que la catastrophe est imminente, qu’elle a même peut-être déjà eu lieu mais qu’elle reste indéterminée, laissant en cela toujours une marge d’action aux hommes. Il nous rappelle que, même si les choses sont désespérées, il faut pourtant encore vouloir les changer. Délesté de l’angoisse et de la panique, c’est un désespoir qui devient presque paisible et sage, un désespoir comme une nouvelle exigence intellectuelle et une nouvelle forme de santé éthique. Un désespoir sans colère ni vengeance qui ne cherche aucune forme de consolation. Aucun Dieu ni Messie ni apocalypse ni technologie providentielle pour nous sauver ou pour nous consoler.
Le désespoir actif suppose de faire preuve de suffisamment de sérénité pour accepter de ne pas changer les choses qu’on ne peut pas changer, suffisamment de courage pour changer celles que nous pouvons changer et suffisamment de sagesse pour bien faire la différence entre les deux. En cela il est stoïcien. Il s’oppose farouchement au nihilisme qui est la volonté de désespérer, la volonté de la fin de la volonté, la programmation du désespoir comme seule issue rationnelle. Et il démasque le fondement irrationnel ou idéologique de la collapsologie.
Puisque nous avons ouvert avec Billy Wilder, concluons provisoirement avec Woody Allen : « J’aimerais terminer sur un message d’espoir mais je n’en ai pas. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ? ».
Références
Catherine Larrère / Essai sur l’aveuglement catastrophiste
Günther Anders / Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?
Pour un catastrophisme éclairé / Jean-Pierre Dupuy
Pensées pour moi-même / Marc-Aurèle
L’homme révolté / Camus
La mort dans l’âme / Sartre
Traité du désespoir / Kierkegaard
Sur les cimes du désespoir / Cioran