Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.
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Il y a une pathologie de l’action. Celle-ci peut dégénérer de deux manières : sous la forme de l’activisme ou sous la forme de l’hyperactivité, ses deux frontières borderline.
On connaît les symptômes de l’hyperactivité – trouble épinglé pour la première fois par le médecin écossais Alexander Crichton en 1798 comme un état morbide caractérisé par l’incapacité de porter attention avec un degré de constance suffisante à un objet donné – chez l’enfant et plus rarement chez l’adulte, qu’elle soit associée ou pas à des troubles de l’attention : impulsivité, impatience chronique, manque de concentration, tendance à la rêverie et à la dissipation, agitation, humeur versatile, mobilité excessive.
On aime réduire les origines de l’hyperactivité à des facteurs génétiques ou environnementaux. Quand ce ne sont pas les neurones ou les hormones qui sont en cause, ce sont les réseaux sociaux, la pollution cognitive ou écologique, notre siècle numérique hyper-connecté ou encore la démission pédagogique et affective des parents.
Quant à l’activisme, il se définit comme la manifestation de tout engagement militant qui s’affranchit des normes de l’action pacifique et légale. L’activisme est ainsi indifféremment de droite comme de gauche. Dans l’histoire française, il fut tour à tour révolutionnaire, royaliste, nationaliste, syndical, fasciste, régionaliste, estudiantin et terroriste. Une pratique du coup de force politique et de la pression insurrectionnelle commune aux Camelots du roi de l’Action Française de Charles Maurras et aux militants d’extrême-gauche d’Action directe. A partir des années 90, il devient altermondialiste, sociétal et écologique, défendant les droits des minorités sexuelles, ethniques, sociales, pratique de désobéissance civile commune à Occupy Wall Street, Act Up, aux Enfants de Don Quichotte, aux Soulèvements de la Terre dont la dissolution voulue par le Ministère de l’Intérieur a été annulée en novembre 2023 par le Conseil d’Etat ou à Extinction Rebellion -XR- fondé en 2018 par Roger Hallam et Gail Bradbrook. Aujourd’hui l’activisme est devenu la grande affaire des hackers et des éco-terroristes, avec Julian Assange et Andreas Malm en nouveaux prophètes.
Mais ces deux pathologies de l’action, l’une idéologique et l’autre cognitive, ont tendance à nous faire oublier ce qui, au cœur même de l’action, peut en dévoyer le sens. Il y a en effet un moment où l’action cesse d’être l’épreuve et la preuve de la liberté humaine : c’est quand elle oublie à la fois son principe et sa finalité, son arché et son telos diraient les philosophes grecs classiques. Quand le culte de l’action devient la religion de la performance. Appelons performativisme cette religion de la performance. Dès lors l’action, au lieu d’être à la hauteur de sa vocation transformatrice et émancipatrice, se perd dans la seule poursuite de l’efficacité. Ne sachant plus d’où elle vient ni ce à quoi elle tend, elle perd la tête et, si elle continue à agir, c’est comme un canard sans tête qui continue à courir. L’action n’est plus alors qu’une injonction managériale, aveugle et contre-productive à force de productivisme et d’évaluation permanente et sans délai de son efficacité. La pression excessive efface la stimulation, la compétition annule la motivation, tout doit être fait avant même d’être réalisé. Le temps de latence, propice à l’accomplissement de soi comme à la juste transformation des choses, est banni, méprisé, interdit presque ou rendu impossible. « Argent, machinisme, algèbre, les rois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète » notait Simone Weil en 1942. Cette trilogie, n’est-ce pas le monde qui vient ? Ne la vivons-nous pas déjà de plain-pied, avec les libertés nouvelles qu’elle crée et les ravages qui les accompagnent ? Plus la vie cède à la religion de la performance, moins elle est active. Cela vaut pour la vie intime comme pour la vie professionnelle ou sociale.
« Ce qui est divin c’est le repos, l’inactivité. Sans elle on perd le divin » note dans Vita contemplativa ou de l’inactivité le philosophe coréen Byung-Chul Han qui enseigne à Berlin. Le divin c’est la part gratuite, désintéressée, désœuvrée qui persiste en chacun de nous. Rappelons que la polis grecque était structurée autour de trois espaces : oikos, agora et temenos. Oikos, à l’origine du mot économie, pour l’espace domestique réservé à la production et à l’échange des biens et des marchandises, agora pour l’espace public réservé au débat contradictoire sur les choses sociales et politiques, temenos pour l’espace sacré réservé à la célébration des dieux. Si l’Acropole était située au-dessus de la cité, polis, ce n’était pas par hasard. Produire, dialoguer, célébrer sont les trois modes d’agir des humains, les trois manières actives de s’inscrire dans le monde et d’y inscrire la trace de notre humanité. Trois activités spécifiquement humaines et interdépendantes. Priver l’une de l’autre ou rogner sur l’une pour valoriser l’autre, c’est déchoir de notre humanité. Tout homme actif sait ne pas agir, il sait aussi dialoguer et célébrer, produire et contempler. Son équilibre comme sa réussite dépendent de l’imbrication secrète de ces trois activités, l’harmonie sociale aussi, la fragile régulation du monde encore plus. « Un paysan sage ne laboure pas la terre » remarquait le philosophe taoïste Zhuangzi. Car il sait que la terre travaille seule à son propre bien, par le travail naturel des racines, des insectes, des vers et de tout le peuple minuscule qui l’habite.
Tout manager doit y penser, tout entrepreneur aussi. Ils doivent apprendre à se faire ruminants, ruminants pour devenir plus actifs, plus intensément actifs, plus intelligemment actifs.
Les ruminants sont « les hommes de bien de toutes les époques qui ont approfondi les vieilles idées pour leur faire porter des fruits » notait Nietzsche dans Le Gai Savoir. L’avenir appartient aux ruminants.
Références
Gabriel Wahl / Les adultes hyperactifs
Andreas Malm / Comment saboter un pipeline
Sophie Wahnich / Le Radeau démocratique, chroniques des temps incertains
Nietzsche / Le Gai Savoir
Byung-Chul Han / Vita contemplativa ou de l’inactivité