Une idée, un ouvrage, un concept, une “matière à penser” que nous vous partageons pour ouvrir la réflexion, découvrir de nouveaux sujets et vous amener à (re)penser sous un autre angle.
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Outsider, littéralement celui qui reste en dehors. Insider, celui au contraire qui connaît quelque chose de l’intérieur, un système, une organisation, un marché, une industrie, un modèle, une pensée. Aujourd’hui, ces deux termes ont une valeur positive. Ils sont même devenus les ingrédients essentiels de la réussite, les atouts décisifs pour tirer son épingle du jeu dans toute situation hyper-concurrentielle. Outsider est celui qui, défiant les pronostics du marché et les lois de la statistique, réussit là où on ne l’attend pas. Et insider celui qui, par son statut d’érudit, d’initié ou d’infiltré, voit avant les autres les failles d’un système et la façon d’en tirer le meilleur parti pour le système concurrent. Tout manager d’exception se doit désormais de recruter ou de faire monter dans son staff au moins autant d’outsiders que d’insiders.
Outsider et insider sont pourtant longtemps restés des marques d’infamie. Ils désignaient les deux conditions sociales les plus misérables, les hommes sans reconnaissance ni dignité, les proscrits, les exclus, les marginaux, les inassimilables, les désaffiliés, les invisibles.
Sous l’Ancien Régime, un outsider est une personne sans lignage, en état de « misère généalogique » précise Chantal Malabou dans son enquête sur le pouvoir et la condition servile en France intitulée Il n’y a pas eu de Révolution. Il est l’étranger, celui que le droit médiéval appelait l’aubain, le travailleur non naturalisé, on dirait aujourd’hui immigré, assujetti au droit d’aubaine qui, à sa mort, attribuait automatiquement aux seigneurs ou au roi la totalité de ses biens. Et l’insider est son frère de misère, étranger sur son sol natal. C’est la même désaffiliation qui caractérise la misérable condition sociale des serfs et des bâtards : ces catégories regroupent des individus qui sont plus que pauvres, des individus absolument pauvres car privés de lignage, de généalogie et donc de tout droit de faire un testament et d’hériter. Sans être des esclaves, car les esclaves seront définis par le Code noir de 1685 comme « des biens meubles qui ne peuvent rien avoir qui ne soit à leurs maîtres », ils appartiennent à la condition servile, même si depuis 1315 un décret de Louis X, fils de Philippe le Bel, a officiellement abolit le servage dans le domaine royal par cet article magnifique : « Le sol de France affranchit tout esclave qui le touche ». Outsider et insider, n’ayant ni ascendance ni descendance reconnue et enregistrée par le pouvoir, sont donc infiniment exploitables et corvéables. Et à leur mort, il ne restera aucune trace de leur contribution économique et sociale à la richesse du royaume.
On comprend par ce bref rappel historique à quel point les termes les plus infamants peuvent s’inverser pour devenir les plus recherchés. Outsider et insider doivent leur réhabilitation au monde de la compétition, celle du sport avant d’être celle du marché. Outsider est ainsi d’abord le cheval qui ne faisant pas partie des favoris de la course peut néanmoins la gagner puis, par analogie, le sens s’étend à toutes les disciplines sportives avant de devenir la coqueluche et la martingale des marchés.
Pour les amateurs de thriller, c’est aussi le titre d’un grand roman de Stephen King adapté en série par HBO où le détective finit par identifier le monstre pédophile parce qu’il ose faire des hypothèses paranormales.
Mais outsider est surtout, avec le challenger, le leader et le suiveur, l’une des quatre figures stars de tout positionnement stratégique. Une façon unique d’articuler, ou plutôt de désarticuler, le rapport entre la norme et l’écart, articulation à l’origine de toute production de valeur dans une entreprise, une organisation ou une institution. Le challenger est celui qui défie la norme établie par le leader en cherchant l’écart suffisant qui permettra de le différencier. Le leader, s’il veut garder son leadership, est obligé d’inventer une nouvelle norme en avance sur le marché en risquant le grand écart. Le suiveur reproduit la norme sans le moindre écart. Et l’outsider, parce qu’il n’est attendu ni dans l’invention de la norme ni dans la production de l’écart, crée souvent la surprise, l’innovation, la rupture, en s’affranchissant précisément de la norme comme de l’écart.
C’est l’Underdog effect, ainsi nommé par la Harvard Business Review qui a montré que des individus dont on n’attendait pas grand-chose avaient plus de chances de créer des choses inattendues. A l’école des talents, on oublie trop souvent ceux dont on pense a priori qu’il n’y a pas grand-chose à attendre…
Références
Harvard Business Review / Underdog Effect: When low expectations increase performance
Guillaume Le Blanc / L’invisibilité sociale et L’insurrection des vies minuscules
Judith Butler / Le vivable et l’invivable
Chantal Malabou / Il n’y a pas eu de Révolution