Peut-on parler d’ubérisation du recrutement ?
François Humblot, directeur associé de Grant Alexander, nous livre son point de vue sur l’évolution du métier de recruteur face aux nouvelles formes de chasse qui apparaissent au gré de la digitalisation du paysage.
François Humblot :
Lors de ma précédente intervention devant le Club des Chasseurs de Têtes en 2008, je concluais :
« Le marché du conseil en recrutement a encore une forte marge de progression mais il va connaître une concurrence accrue avec les sociétés d’intérim = c’était la concurrence qui nous inquiétait le plus à l’époque.
Le consultant conseil en recrutement devra apporter :
- une vraie valeur ajoutée,
- être plus imaginatif et plus créatif pour créer un lien de fidélisation entre son client, ses candidats et lui.
Les candidats et clients seront plus courtisés donc plus exigeants : il faudra construire un lien plus fort avec eux.
Trois évolutions majeures du métier se dessinent :
- la probable concentration des cabinets pour résister aux différentes crises = cela ne s’est pas trop produit,
- une spécialisation des cabinets pour une meilleure expertise métier = cela reste vrai,
- l’ouverture des recrutements à des profils de candidats diversifiés ce qui implique une évolution des mentalités = cela n’est pas vraiment arrivé.
Demain, le métier des cabinets de recrutement continuera à évoluer. »
Dans l’analyse que je vais faire aujourd’hui, je proposerai à chaque fois un parallèle avec ce qui s’est passé pour les taxis.
Pourquoi la menace d’ubérisation du métier de conseil en recrutement est réelle et en quoi a-t-elle commencé ?
Un peu d’histoire et de chronologie pour comprendre…
Le métier de cabinet Conseil en Recrutement est né pendant les trente glorieuses (1945 à 75).
Les entreprises avaient besoin de recruter :
- des cadres jeunes et confirmés en quantité,
- des dirigeants de qualité.
Elles n’avaient ni fonction RH, ni compétence spécifique en recrutement.
Pour répondre à ces besoins se sont créées :
- Des annonces pour l’emploi dans la presse pour attirer des candidats ;
- Des agences de communication pour l’emploi pour :
- Conseiller sur le choix des médias,
- Acheter l’espace,
- Préparer des textes et des maquettes d’annonces ;
- Des cabinets de sélection avec des psychologues pour :
- Faire le recrutement de masse,
- Trier et évaluer les candidats ;
- Des chasseurs de têtes pour trouver les dirigeants, la cooptation utilisée par les sociétés françaises ayant atteint ses limites.
A partir de 1974, la chasse a commencé à s’étendre au middle management.
Les cabinets n’avaient que deux moyens pour trouver les candidats lorsque l’annonce presse ne marchait pas :
- Leurs carnets d’adresse et le téléphone pour appeler les candidats le soir chez eux.
- Les mailings à partir des annuaires des grandes écoles.
Que s’est-il passé à partir de 1995/2000 ?
Avec l’arrivée du portable et d’internet, les jobboards se sont très vite développés.
Cadremploi créé par des cabinets sur le minitel a quitté le minitel en 1997 pour passer sur internet et a pris la place des grands supports.
L’ubérisation a commencé pour la presse et les agences de communication pour l’emploi.
Les jobboards ont tué la presse (90% du marché).
Les agences de communication ont perdu leur valeur ajoutée d’achats d’espace et de maquettage des annonces : presque toutes (sauf ORC) ont disparu.
Les cabinets ont su s’adapter jusqu’en 2000 car la croissance était très forte :
- Le portable a permis de contacter les candidats toute la journée.
- Les annonces presse ont été progressivement remplacées par les jobboards.
Mais la crise de 2001 à 2004 a tout balayé :
- Chute des besoins de recrutement des entreprises,
- Elles se sont organisées elle-même en professionnalisant leur fonction RH et la fonction recrutement.
- Elles ont bénéficié à plein des nouveaux outils et des compétences des consultants de cabinets qu’elles ont alors embauchés.
Les entreprises ont arrêté de confier aux cabinets des missions faciles qu’elles pensaient difficiles et qui faisaient notre bonheur.
Non seulement nous avions moins de missions mais elles étaient toutes difficiles.
Les prix des missions ont beaucoup baissé.
Entre 2004 et 2008 le marché est reparti mais :
- Les prix ne sont pas remontés,
- la concurrence est restée très vive,
- les groupes d’intérim ont commencé à arriver sur le marché.
Je passe sur la crise de 2009 à 2013 que tout le monde a bien en tête.
Depuis quelques temps que s’est-il passé ?
- Dans les réseaux sociaux :
- LinkedIn s’est imposé comme un outil de recherche et une base de candidats toujours mise à jour.
- Viadeo s’est effondré mais va peut-être renaitre avec son rachat par FigaroClassified.
- Les jobboards Cadremploi ou APEC ont beaucoup mieux résisté qu’annoncé à la concurrence des réseaux sociaux en :
- Imposant leur cvthèques qui ont une réserve de cv très supérieure aux nôtres,
- en créant de nouvelles fonctionnalités de matching. Les bases de candidats des cabinets traditionnels apportent beaucoup moins de valeur ajoutée que par le passé.
- De nouveaux acteurs arrivent tous les jours :
- Des plateformes de recrutement (Kudoz, Seeqle, Welcome to the Jungle, Y Border…)
- des outils de cooptation en ligne (Myjobcompany, Keycoopt.com,…)
- des outils de matching de candidats avec des sociétés nouvelles (Qapa, Météojob) mais aussi les cvthèques des jobboards (CV Aden et Région Job).
- Des cabinets spécialisés sur le digital : Edgar People, Mobiskill qui font potentiellement concurrence à des cabinets plus classiques comme Aravati.
- Sur l’évaluation des candidats, de nouveaux outils en ligne très faciles d’utilisation sont également apparus (Assessfirt, OPQ, WAVE, SOSIE…)
- Skype permet aussi de gagner du temps et d’interviewer les candidats à distance.
- Demain, les robots seront capables d’évaluer les compétences des candidats et remplaceront une partie des entretiens.
Ces nouveaux acteurs ne nous font pas concurrence sur la totalité de notre offre mais ils peuvent nous remplacer en partie ou totalement sur certains types de recrutement.
D’autres sont des concurrents directs qui peuvent investir complètement certaines niches du marché et séduire une nouvelle génération de clients.
Tous ces outils et acteurs ont en commun d’être très faciles d’accès pour les clients et les candidats.
Une partie du marché des cabinets conseil est en train de disparaitre au profit des nouveaux outils ou de nouveaux acteurs ; une autre partie est reprise par les entreprises elles-mêmes qui utilisent directement les nouveaux outils et deviennent ainsi les principaux « concurrents » des cabinets.
Il est sûr que les cabinets qui n’ont pas su investir à temps dans la maitrise de ces nouveaux outils vont disparaitre car :
- les prix des missions classiques restent bas,
- certains nouveaux acteurs qui prétendent se substituer aux cabinets classiques pratiquent des tarifs très inférieurs aux leurs.
- Les cabinets classiques n’iront pas assez vite aux yeux d’une nouvelle génération de clients pour trouver les candidats,
- Beaucoup de cabinets classiques n’apporteront plus de différenciation par rapport à ce que l’entreprise peut faire elle-même.
C’est ce qui s’est passé pour les taxis :
UBER a créé une nouvelle offre sur un marché dans lequel il n’y avait pas assez d’acteurs et ils ont apporté :
- des prix moins chers,
- un service supérieur avec le logiciel de commande de voiture sur mobile,
- un service dans la voiture plus qualitatif,
- un GPS qui permet de ne pas former les taxis et qui rend complètement obsolète la formation des taxis.
- Le paiement en ligne qui est très pratique.
Ils ne pouvaient que réussir. Mais ont obligé dans le même mouvement les sociétés de taxis à améliorer leur offre.
Pourtant beaucoup de cabinets dits « traditionnels » ont survécu. Pourquoi ?
Il y a plusieurs raisons.
La majorité des cabinets qui existent aujourd’hui est assez résiliente, a déjà connu plusieurs crises et a su s’adapter.
- Les cabinets traditionnels ont tous utilisé très vite les nouveaux outils de recherches, les portables, les jobboards, les cvthèques, les réseaux sociaux et beaucoup d’entre eux testent les nouveaux outils qui sortent tous les jours,
- Ils ont automatisé leurs processus et leurs bases de candidats (Admen…),
- Ils ont adopté les tests en ligne qui ont remplacé majoritairement la grapho,
- Ils ont très tôt mis en place des systèmes de rémunération variables qui permettent de mieux résister aux aléas conjoncturels,
- Ils ont réduit les coûts, loyers en particulier,
- Ils ont en général spécialisé les consultants, ce qui leur permet d’être plus fort chacun sur son marché,
- Les robots s’imposeront un jour… mais le jour venu … cela ne sera pas avant plusieurs années… les cabinets sauront investir et il faudra toujours des experts du recrutement pour les programmer.
Il n’y a pas un marché de l’emploi des cadres mais des dizaines de micro-marchés.
- Le marché de l’emploi n’est pas fluide du tout sur les cadres,
- Chaque candidat est sur un marché différent en fonction de ses compétences,
- Les petits cabinets de niche résistent,
- Les grands multi-spécialistes se développent.
Les petits comme les grands cabinets ont accès aux technologies et aux outils qui sont beaucoup moins couteux qu’avant. Les cabinets de petite taille, agiles et spécialisés, résistent très bien face aux grands.
La réussite des cabinets passe par une forte image de qualité, qu’il convient d’entretenir, image attractive pour :
- les candidats
- les bons consultants,
- les clients.
Les taxis et UBER ne sont pas dans la même situation :
- le GPS a unifié le marché et rendu inutile la spécialisation géographique des taxis et leur connaissance d’un territoire.
- Seuls les grands très présents sur un territoire et possédant les technologies peuvent s’en sortir.
- L’artisan tout seul n’a plus aucune chance.
Quelles pistes pour l’avenir ?
Dans tous les marchés, les grandes success story ne sont pas éternelles.
UBER est encore un bon exemple. Même si elle est encore largement leader, cette société trouve ses limites :
- Sa technologie (le moteur de recherche de taxis, le GPS et le paiement en ligne) est assez facilement accessible et copiable ; de nouveaux acteurs se sont créés qui offrent exactement le même service et les compagnies de taxis comme G7 se sont équipées.
- Une société ne peut durablement faire ses profits sur le dos de ses salariés ou de ses sous-traitants : les chauffeurs UBER vivent mal et commencent à se rebeller.
- Enfin l’image « sociale » d’UBER est mauvaise et cela commence à gêner les clients qui se mettent à chercher des alternatives.
- Les clients d’UBER commencent à être sérieusement agacés par les chauffeurs qui suivent aveuglément le GPS, qui ne marche pas toujours, et qui connaissent souvent moins leur territoire qu’eux.
Quel parallèle peut ont faire avec notre métier ?
Nos clients, qui sont devenus nos principaux « concurrents », commencent à voir les limites de l’internalisation de la fonction recrutement :
- Pour les grands groupes :
- leur service recrutement coute cher,
- avec l’arrivée rapide des nouveaux outils et la mobilité du marché ils ont de la peine à les maintenir compétitifs,
- Les sociétés petites et moyennes ont de la peine à se débrouiller toutes seules parmi les offres de vendeurs d’outils de plus en plus nombreuses qui leur sont proposées,
Les très grands groupes de prestations de services de recrutement (Adecco, Manpower et Randstad) ou de conseil RH (Altédia, BPI) sont rentrés dans le rang.
Ils ont tout essayé :
- Faire eux-mêmes en mettant des consultants en recrutement de cadres dans les agences d’intérim et ils ont échoué,
- Racheter des cabinets de recrutement, sans les respecter, et les consultants sont partis en emportant les clients.
Ils commencent à réussir en créant des filiales dédiées aux cadres mais ils sont des acteurs parmi d’autres et ces filiales ont d’ailleurs rejoint notre syndicat Syntec.
Certains nouveaux outils trouvent leurs limites :
- Promesses clients excessives de « révolutionner le recrutement »,
- Agacement des clients finaux qui n’arrivent pas à recruter et reviennent vers nous,
- Beaucoup d’éditeurs d’outils vont disparaitre,
- Ne survivront que ceux qui apportent une vraie valeur ajoutée, différenciante, comme :
- Cadremploi, Régionsjob ou l’APEC dans les jobboards,
- linkedIn dans les réseaux sociaux.
Certains nouveaux acteurs comme Mobiskill par exemple se sont fait une vraie place sur des marchés de niche (les développeurs par exemple) mais leur offre n’est pas facilement transposable à d’autres secteurs.
Les cabinets traditionnels pourront continuer à apporter beaucoup de choses, sous certaines conditions :
- Du conseil en amont :
- conseil en organisation et définition du poste,
- conseil sur le marché de l’emploi, à condition de connaître parfaitement celui sur lequel on intervient,
- conseil sur le profil recherché,
- conseil sur la législation sociale.
- La compétence pour évaluer les candidats, à condition de savoir utiliser les nouveaux outils d’assessment,
- Le conseil aux candidats,
- Du conseil en aval :
- conseil en choix des candidats,
- conseil en prise de décision,
- coaching du candidat et du client,
- conseil en accompagnement à la prise de fonction.
La partie sur laquelle les cabinets traditionnels seront les plus challengés sera toujours la capacité à trouver les candidats ce qui veut dire que ceux qui continueront à exister et se développer sont ceux qui sauront :
- Faire les bons choix d’outils,
- Garder une forte compétence en recherche de candidats sur chaque marché.
Tous les cabinets se ressemblent et ont tendance à dire les mêmes choses.
La clé du succès est la différenciation sur un ou plusieurs éléments de la chaine de valeur du conseil en recrutement :
- la spécialisation des consultants : sectorielle, fonctionnelle, géographique, dirigeants qui permet d’être pertinent à la fois sur l’analyse du besoin, la recherche et l’évaluation des candidats ;
- le conseil sur les profils recherchés : les nouveaux viviers de la diversité ;
- le conseil en évaluation : au-delà des compétences, évaluer la performance potentielle ;
- l’interactivité candidats/consultants :
- le développement du conseil aux candidats,
- la construction de réseaux au service de la recherche,
- la fidélisation des candidats sur chaque marché de niche ce qui suppose de bien les traiter tout au long du processus de recrutement,
- le développement de l’accompagnement à la prise de fonction au service de la sécurité de nos missions et de la fidélisation de nos clients.
L’ubérisation en matière de recrutement est réelle, tirons-en le meilleur : elle apporte de nouveaux outils et pousse les acteurs à optimiser leurs pratiques et la qualité de leurs prestations. Les clés du succès doivent être sans cesse revisitées.
– novembre 2017 –
François Humblot, directeur associé de Grant Alexander
Club des Chasseurs de Têtes : intervention sur l’évolution du métier d’Executive Search
Le recrutement est-il en voie d’ubérisation ? Intervention de François Humblot, directeur associé de Grant Alexander, dans le cadre d’une conférence du Club des Chasseurs de Têtes.
La querelle des Anciens et des Modernes se rejoue-t-elle ?
Le 8 novembre 2017, François Humblot est intervenu devant le Club des Chasseurs de Têtes à propos de l’ubérisation du métier du recrutement.
Les pratiques du recrutement “à l’ancienne”, dites traditionnelles, ont-elles encore du sens face à l’informatisation de l’acte de recrutement, aux cabinets hyper connectés, à l’intelligence artificielle (matching,…) ou aux nouvelles méthodes de type cooptation ? Et sont-elles encore efficaces ? Qu’entend-on par “pratiques traditionnelles” ? Qu’est-ce qui fait la valeur ajoutée de ces cabinets ? Et qu’est-ce qui justifie leurs honoraires selon le type de profil recherché ?
Autant de questions traitées dans le regard d’expert que nous propose François à propos de l’ubérisation du recrutement.